"Il faut que la peinture serve à autre chose qu'à la peinture", Henri Matisse.
Alain Zenthner
Les Palimpsestes relève de l’expérimentation. J’y fais abstraction de la ponctuation (sauf le point d’interrogation et d’exclamation), je néglige les règles de la sémantique, de la syntaxe et de la logique pour accélérer le rythme des idées et des images, et les faire se rencontrer, se chevaucher sans pour autant leur donner un caractère «automatique» (à la manière des surréalistes). Le but est de peindre un tableau complet spontané qui se tienne et d'ouvrir les portes au dérèglement des sens, à la voyance...


Extraits (3 textes):

le brise-lame

le brise-lame tortue des plages torpille les vagues nous sert de transat retourné dur et bombé de pierres bleues au grès houiller de la région d’où je viens semé de mousse séchée et collée porte nos deux corps apaisés sur un missile en vol et le soleil très proche outre cuit le visage ébloui les yeux fermés le vent roule sur le dos et refroidit un peu la nuque les talons tirent le corps les pousse et empreinte le sable humide qui colle aux souliers et dans le bas du pantalon quelques grains je ne pense presque à rien à quoi pense-t-elle à côté ? à l’heure qu’il est au retour à après ? et tourner durement la tête vers la mer quelques badauds sur l’air d’envol passent dans le dos pieds nus des baskets à la main une main en visière surprend le paysage horizontal à côté des deux jetées entremêlées du port une falaise d’immeubles et une digue à peine lisible deux femmes poussent une voiture d’enfant un couple de jeunes à gauche à dix mètres deux fois moins âgés ils restent presque assis mais pas couchés sur des marches taillées par les cris de mouette et le fond du moteur de remorqueur sur la cascade d’eau continue de la mer des traces de semelles illogiques d’inconnus volatils attirent la mer qui monte avec un petit triangle bleu de toile coupé d’une ligne rouge s’éloignant de l’ombre noire d’un chalutier immobile en face du musoir mais que fait-il ? l’air est frais et pur de courbatures c’est la fin d’une légère ivresse d’une bière forte d’ici il faudra se relever doucement noter une main dans le pantalon que les jeunes s’en vont enlacés sur le dos vers la ville comme bien des années plus tôt nous partirons devant nous vers le soleil incliné pour suivre la mousse frémissante des dernières vagues

Blankenberg, 2003


l’empire des lumières

Nous entrons dans la ville à la nuit tombée sur un flot de parfum que la largeur du fleuve incline à prendre pour un grand lac gelé reflétant l’empire des lumières devant lui le long du quai s’inquiète un volume parallélépipédique massif entièrement vitré et éclairé de l’intérieur laissant à découvert les tranches horizontales des étages et la succession de portes équidistantes des silhouettes circulant comme celle revêtue d’un tablier blanc ou l’autre d’une robe de nuit devant un lit sur roulettes surmonté d’une potence tandis qu’un pont apparaît mais se perd dans l’obscurité avant d’atteindre l’autre rive moins haute qu’une citadelle intangible laissant à peine deviner le profil illuminé de ses remparts flottant dans les airs d’une rue latérale déserte où une femme seule marche prestement un bouquet de fleurs à la main au détour de deux autres rues sombres apparaît soudain sur la place un théâtre lumineux campé au milieu de cette cité obscure et silencieuse qui s’est érigée tout autour pour cette occasion unique comme une cité symbolique ou surréaliste née de l’imagination de Félicien Rops ou de Henri Michaux pour que s’arrête ce soir sans le savoir l’un de leurs héritiers qui a touché les limites de l’Être par la conjugaison de circonstances privilégiées dont une prédisposition du subconscient aux débordements ultrasensibles grâce à l’alliance miraculeuse du corps de l’esprit de la voix du texte de la musique assimilée désormais à une méthode au risque de paraître archangélique même si les conditions se mettent toujours en place d’elles-mêmes sans qu’il l’ait cherché puisqu’il ne se fait accompagné que de deux musiciens et qu’il s’est promis de ne pas rester longtemps à l’heure dite au milieu des ombres venues d’autres villes et régions plus concrètes pour chanter dans un rond de lumière invitant les visitations à se produire sans se fatiguer de sacrifices car comme la lune fidèle à n’importe quel quartier il veut être utile à ceux qui l’ont aimé et faire en sorte que personne ne s’étonne à sa sortie que ce soit le clair de lune qui l’attende pour le raccompagner avant que la ville ne se dissolve

Namur, 2007


comme pont de voilier

la même bouffée d’air que celle que l’on reçoit en revoyant la mer ou en découvrant l’autre versant d’une colline après avoir surmonté sa crête le même souffle de liberté que l’on sait éphémère et illusoire mais qui allège tout de même surtout au milieu du jour du quotidien de la routine de bureau qui offre après sa rampe courbée un point de vue un dégagement à 360 degrés où les yeux la respiration les pensées peuvent soudain s’envoler courir par-dessus les ponts presque blancs du monument interalliés aux coteaux verts de la citadelle arrimés à la tour de la cité dressée telle un totem incongru en gardien des méandres du fleuve ? et ces eaux qui attirent toujours provoquent l’envie de longer le garde-fou de se pencher pour les voir de haut de biais de face en plan les pénétrer plus avant plus profond en vain pour se joindre à son écoulement à sa fuite à son mystère ? et ses milliers de miroirs éblouissants reflétant ciel et soleil plus intense en amont vers le sud vers la perspective la plus réconfortante en suivant la descente en planches de bois comme pont de voilier autour de son mât et de ses cordages qui cliquettent sous la brise pour revenir en porte-à-faux au-dessus des flots devant la première pile métallique de l’ouvrage où il faut faire place à ceux qui ont choisi l’autre rive avant de suivre la direction en pente douce qu’elle impose jusqu’aux trois marches sanctionnant le demi-tour au point le plus éloigné du parcours et longer le quai aux péniches en promesse de départ ? s’asseoir un instant au coin d’un banc rapidement pour regarder l’eau faire semblant de couler plus vite qu’elle le fait et s’assurer de sa supercherie en fixant un bout de bois dérivant sans relâcher pourtant la contraction sournoise du temps le décompte des minutes et des secondes de la pointeuse qui attend l’échéance des trente minutes à ne pas dépasser alors qu’une colonie de mouettes en V pointant vers le ciel la fait oublier un instant et repique vers le fleuve avec ses relents d’eau mazoutées qui ramènent des souvenirs d’enfance ou d’adolescence incertaine alors qu’un promeneur à chapeau s’arrête pour faire des signes insistants destinés à une personne invisible oubliée aux étages d’un immeuble en marmonnant quelques mots avant de revenir à soi à sa joue gauche vieillie exposée au souffle frais et aux cheveux chassés du même côté et prendre le courage de lui faire face pour filer vers le pont suivant pavoisé de drapeaux multicolores claquants

La passerelle (Liège), 2006







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