"Il faut que la peinture serve à autre chose qu'à la peinture", Henri Matisse.
Alain Zenthner


2 décembre 2023


À propos d'âme

La définition de l’âme reste ambigüe si on s’en tient aux dictionnaires qui la définissent différemment en fonction du contexte.

Le Grand Robert la définit comme le principe (la source) de la vie végétative et sensitive ; la cause qui anime les êtres ; ce qui donne l’illusion, l’impression de la vie. Sur le plan de la religion, elle est le principe spirituel de l’homme conçu comme séparable du corps, immortel et jugé par Dieu. Sur le plan philosophique, le principe de la sensibilité et de la pensée chez l’homme (opposé au corps) dans le spiritualisme.

André Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie la définit comme : « Le principe de vie, de la pensée ou de toutes deux à la fois, en tant qu’il est considéré comme une réalité distincte du corps par lequel il manifeste son activité (qui n’aurait pas de rapport aux propriétés de la matière dont le corps est composé) ». Une définition inspirée sans doute de Descartes qui dans Passions de l’âme estime que : « L’âme est d’une nature qui n’a aucun rapport à l’étendue ni aux dimensions ou autres propriétés de la matière dont le corps est composé ».

Le Larousse la voit comme un principe de vie, de mouvement et de pensée de l’homme, différent de l’esprit conçu comme activité intellectuelle et fréquemment opposé au corps, du moins dans la tradition judéo-chrétienne.

Platon distingue l’âme du corps, il la considère comme un principe qui est cause du mouvement et de la vie.

Pour Aristote, elle est immanente au corps, elle est quelque chose du corps. L’âme n’est pas seulement l’esprit qui pense comme le suggère Descartes, car elle transparaît dans l’attitude, l’expression, le physique, la spontanéité… : « L’âme est ce par quoi nous vivons, nous sentons et nous pensons ».

Le concept de l’âme est sans doute apparu du fait de cette impression ressentie devant une personne décédée qu’on a connue, la sensation qu’elle s’est vidée de sa substance, de son principe vital pour ne laisser qu’une carcasse, une membrane inanimée.

La théorie fréquemment évoquée du docteur américain Mac Dougall en 1907 qui aurait estimé le poids de l’âme à 21 grammes après avoir pesé six individus avant et après leur décès n’est pas scientifiquement vérifiée, la différence s’expliquant sans doute par une dernière sudation due au fait que les poumons ne refroidissent plus le sang.

La survie d’une forme d’âme proposée par le Docteur Stuart Hameroff, (anesthésiologue) et le professeur Roger Penrose (physicien) tout aussi invérifiable est plus argumentée. Travaillant sur une théorie quantique de la conscience, ils préconisent que de l’information serait maintenue dans les microtubules (fibres constituant le squelette de la cellule) des cellules du cerveau. Ce dernier serait une sorte d’ordinateur quantique et la conscience, le résultat de la gravité quantique. Les microtubules perdraient au décès leur état quantique, mais garderaient l’information qui serait ensuite dissipée dans l’univers.

Cette théorie est séduisante si on admet nos lacunes actuelles dans la science de l’infiniment petit (la physique quantique) sans les traduire systématiquement comme de l’irrationnel ne méritant aucune attention comme le font les rationalistes cartésiens. Cette information « non perdue », qu’on peut éventuellement appeler âme, serait à mettre en relation avec des phénomènes inexpliqués par la science contemporaine comme les effets de l’amour, de l’intuition, de la beauté…

Je n’envisagerais pas l’âme comme un principe de vie, mais comme le dégagement global de la personnalité physique et spirituelle, le rendu du moi profond façonné sur base de l’hérédité et du contexte de développement de chaque individu, lieu certes générateur des pensées, des idées, des actions, des choix, du comportement, de l’humeur, des rêves... Michel Onfray qui estime l’âme matérielle et mortelle, la dépeint comme « la couleur de l’être, le style d’une ombre, la danse d’une démarche, la texture d’une voix, son rythme et son débit ».

L’âme serait pour moi en rapport intime et indéfectible avec le corps - en accord avec Aristote, cela même si après la mort on se soulagerait à penser que l’âme s’envole, délaisse le corps pour lui survivre ailleurs, allant jusqu’à investir celui d’un nouveau-né comme le préconise la métempsycose à laquelle je ne peux pas croire.

L’âme ne peut être raisonnablement séparée du corps, elle ne peut que former une entité avec lui, tant nos orientations, capacités, comportements, actions qui déterminent notre personnalité dépendent de notre constitution, de notre état de santé, de notre système nerveux, des particularités biochimiques de notre organisme. Léonard de Vinci dans ses Carnets disait déjà : « L’âme désire résider avec le corps parce que sans les membres de ce corps, elle ne peut ni agir ni sentir » (C.A.59 r. b)

L’âme disparaîtrait donc avec le corps, mais l’on sait que 95 % de la matière et de l’énergie qui constituent l’univers nous reste inconnu et que l’intrication quantique nous apprend que deux particules ou groupes de particules forment un système lié quelle que soit la distance qui les sépare (avec échange d’information instantané) démontrant qu’il existe dans l’univers un « réseau » que nous ne pouvons pas comprendre pour l’heure. Mais croire que l’âme d’un individu en tant qu’entité personnelle puisse survivre à la mort, aller habiter le corps d’un autre ou même se dissiper dans une forme de conscience collective me paraît relever d’une imagination consolatrice.

Je crois qu’elle ne peut se révéler aux autres que lorsqu’on est sorti de tout rôle, quand la fonction et le statut ne façonnent plus notre image. Elle est donc rarement visible à l’état pur et ne se dévoile le plus souvent que sous certains angles de vue, par facettes selon les circonstances, dans des attitudes et réflexions parfois subtiles.

Personne ne peut prétendre connaître complètement l’âme d’une autre personne, même celle des plus proches. D’ailleurs connaît-on jamais vraiment la sienne ? C’est parfois le travail de toute une vie…

L’âme du monde est le concept de l’âme individuelle étendu à l’univers, mais qui en est de fait très éloigné. Il est défini par Bergson et Deleuze comme le titre nominal d’une activité qui anime le monde qu’on pourrait étendre à une forme de conscience collective qui résulterait assez logiquement du principe vital, de l’énergie créatrice universelle.

Cette conscience collective, cette âme se manifesterait par exemple, comme l’avait déjà remarqué Socrate, dans l’apprentissage chez l’enfant qui ressemble souvent à une ressouvenance : « Apprendre, c’est se ressouvenir ». Platon, dans le Ménon et le Phédon, raconte une scène où un esclave ignorant redécouvre la solution d’un problème géométrique connue dans une vie antérieure – une théorie de la réminiscence qui suppose la croyance en la transmigration de l’âme et en son immortalité – ou transmise par une supraconscience.

L’âme du monde est définie par Lalande comme un principe d’unité et de mouvement tenant lieu de Dieu ou d’intermédiaire. Schelling la définit comme : « ce qui soutient la continuité du monde organique et inorganique, et unit toute la nature en un organisme universel ».

Sachant que toute la matière visible de l’univers, le système solaire, la Terre et tous les êtres qui y vivent sont composés des mêmes atomes et particules – « Nous ne sommes que poussières d’étoiles » disait Hubert Reeves –, on pourrait envisager intuitivement que cette matière atomisée reste reliée entre elle, d’autant qu’elle est parcourue d’une énergie vitale qui ne cesse de la complexifier et en arriver naturellement à la supputation de l’existence d’une âme collective en ce compris matière inerte, végétaux, animaux, etc. mais qui reste à prouver scientifiquement.

(Extrait de mon Abécédaire auxiliaire)


29 novembre 2023


À propos d'alcool

L’alcool joue un rôle psycho-social sous-estimé dans notre société occidentale. Le peu d’intérêt que lui accordent les écrivains et philosophes contemporains s’explique peut-être parce que le sujet paraît trop personnel pour les concernés ou futile pour les autres. J’aborderai donc le sujet largement.

Mais on peut aussi tenir compte du fait que l’alcool ne fait généralement pas bon ménage avec l’écriture, car elle ne tolère pas la dissolution des facultés – sauf à pratiquer l’écriture automatique, le vers-librisme ou la transcription de pensées fugaces – et tend à emprunter seule toutes les voies de l’évasion. On peut néanmoins citer quelques écrivains et philosophes à qui l’écriture n’a pas suffi comme Hemingway, Joyce, Poe, Faulkner, Duras, Bukowski, Sartre, Beauvoir, Deleuze, Debord… mais qui ont évité d’en trop parler dans leurs écrits.

Il faut remonter à Platon (428-348 av. J.-C.) et Aristote (384-322 av. J . -C.) pour trouver deux philosophes se pencher sérieusement sur le sujet. Platon considère le vin comme un ingrédient indispensable au bon succès des banquets et insiste sur leur utilité pour l’éducation, car ils doivent apprendre à la jeunesse l’usage tempéré des plaisirs (Les lois, livre II, 652a). Il propose un chef de banquet qui dose la consommation pour éviter que les beuveries tournent mal ! Il incite à une jouissance tempérée, le vin étant un allié pour qui en fait usage à raison. Il constate que le vin diminue les facultés intellectuelles et accroît l’intensité des sensations. Anxiolytique et relaxant, il a tout d’un compagnon aimable jusqu’à un certain point. Il remarque que l’aviné peut être possédé, soumis à une transe et laisser des messages à entendre sur la folie du monde…

Aristote dans L’homme de génie et la mélancolie ou Problème XXX voit l’alcool comme un produit qui crée une mélancolie expérimentale, qui permet de se rapprocher de sa nature, du génie propre à cette nature et il constate que tous les hommes exceptionnels de son temps sont mélancoliques. Il estime que le dialogue s’affadit avec la raison ! Le mélancolique dénonce les faux-semblants, les petits arrangements avec l’opinion et la pente du bon sens. Le vin sert de pharmakon (de remède) qui laisse apparaître les comportements les plus divers en faisant des gens excités aux plaisirs de l’amour, Dionysos se rapprochant d’Aphrodite...

Pas d’étude poussée chez Montaigne (1533-1592) qui intitule pourtant un chapitre du livre second de ses Essais : De l’ivrognerie. Il s’égare assez vite du sujet après l’avoir fustigé, sans distinguer l’ivrogne bête et brutale de l’amateur d’alcool occasionnel qui le maîtrise.

On retiendra seulement l’une ou l’autre citation chez Voltaire (1694–1778) dans La Princesse de Babylone, par exemple : « Les hommes abreuvés de liqueurs fortes ont tous un sang aigri et adulte qui les rend fous en cent manières différentes. »

Emmanuel Kant (1724-1804) philosophe ardu et exigeant, mais néanmoins bon vivant, examine en connaissance de cause l’excès de nourriture et de la boisson, de ses avantages et inconvénients dans L’anthropologie d’un point de vue pragmatique : « Cet avilissement est séduisant parce qu’il apporte pour un instant un bonheur rêvé, une libération des soucis et même aussi des forces imaginaires, mais il est nuisible en ce qu’il entraîne par la suite, abattement, faiblesse, et ce qui est pire, la nécessité de revenir à ce moyen d’abrutissement et même d’en augmenter la dose ».

C’est Léon Tolstoï (1828-1910) dans un essai peu connu Plaisirs vicieux où il consacre un chapitre à l’alcool et au tabac (L’alcool et le tabac) qui fait sans doute l’analyse la plus poussée du sujet, mais avec l’inconvénient de n’en faire qu’un réquisitoire à charge : « les hommes boivent et fument avant tout pour étouffer la voix de leur conscience ». Il compare ces plaisirs à une infection.

Marguerite Duras (1914-1996) dans La vie matérielle fait une réflexion existentielle intéressante : « Boire occupe complètement… L’alcool a été fait pour supporter le vide de l’univers, le balancement des planètes, leur rotation imperturbable dans l’espace, leur silencieuse indifférence à l’endroit de votre douleur. L’alcool ne console en rien, il ne meuble pas les espaces psychologiques de l’individu, il ne remplace pas le manque de Dieu, il ne console pas l’homme. C’est le contraire : l’alcool conforte l’homme dans sa folie. »

Le philosophe Gilles Deleuze (1925-1995) dans son documentaire L’Abécédaire produit par Pierre-André Boutang (en 1988) en fait une analyse simpliste indigne de sa réputation : « […] j’ai arrêté de boire parce que c’était trop dangereux… on peut faire ce qu’on veut si ça ne vous empêche pas de travailler sinon ça n’a plus d’intérêt… »

On constate que le plus souvent les écrivains et philosophes qui condamnent l’alcool d’office en ont peu d’expérience du fait de leur constitution qui l’insupporte, de leur activité prenante qui ne lui laisse pas de place ou d’une règle de vie et que malgré leur savoir débordant ponctué de citations multiples, ils n’en parlent pas avec objectivité. Montaigne n’est pas loin de le reconnaître : « Mon goût et ma nature sont ennemis de ce vice bien plus que ma raison ».

Pour le quidam, la maîtrise de la consommation d’alcool doit être permanente dans une société où elle s’inscrit de tradition dans tout type d’événements, parce qu’il stimule le contact social et les réjouissances en désinhibant, en déstressant, en soulageant les pressions psychologiques…

La consommation régulière d’alcool joue somme toute un rôle d’agent subversif, de rebelle aux principes rigides de l’éducation et du travail, aux exigences de rentabilité et de compétitivité dans notre système socio-économique, de l’école à l’entreprise. La bière est ainsi sacralisée dans la société productiviste japonaise, sa consommation est un rituel à la sortie des bureaux (Des panneaux de plus de cent mètres carrés en font la publicité dans les rues).

On constate qu’il remplit plus facilement sa fonction de décompresseur, de soupape, de remède à la morosité de l’environnement, soit de psychotrope dans des lieux et des temps où les dérivatifs sont limités ou l’ennui tend à s’installer (les campagnes russes par exemple).

On remarque que le meilleur moyen d’être préserver des nocivités de l’alcool est d’avoir trouvé un sens affirmé à sa vie, un centre d’intérêt puissant, une passion dévorante induisant une fermeté morale qui modérera spontanément la consommation.

L’implantation de l’alcool étant généralisée, les rares abstinents passent malheureusement pour des trouble-fêtes, des moralisateurs, des planificateurs soucieux du lendemain se forçant à participer sans vraiment prendre part, les adeptes étant certains qu’ils partiront vite, qu’ils ne les verront jamais « fermer boutique »…

Voltaire avait bien senti la nécessité d’un juste milieu : « Ni l'abstinence ni l'excès ne rendent un homme heureux ». Se priver totalement d’alcool, c’est peut-être passer à côté d’un piment de la vie, du brin de folie transgressif injecté dans le rationnel, de la légèreté dionysiaque dans un monde apollinien. Claude Nougaro (chanteur, 1929–2004) disait : « Il est des ivresses douces et exquises dont on ne voudrait pas se passer », mais qui l’ont abusé insidieusement malgré sa passion pour la musique.

Des prédispositions génétiques peuvent rendre malgré tout cette consommation irrépressible. De même, des études scientifiques démontrent qu’une accoutumance à l’alcool avant l’âge de 18 ans, alors que le cerveau n’est pas encore formé, augmente le risque de problèmes graves d’assuétude hépatique à l’âge adulte.

Il vaut donc mieux se souvenir des dangers de la consommation d’alcool surtout en cas de problèmes personnels, de déséquilibre sentimental, de désorientation, de perte de sens, de déficit de centres d’intérêt, de projets, d’objectifs… Sa faculté de gâcher les vies et celles de leur entourage, de les raccourcir est inouïe quand elle n’est plus cantonnée à son rôle d’expédient de détente et d’amusement, de refuge éphémère. Il est avilissant même si on ne lui laisse prendre les brides de sa conduite qu’occasionnellement. Laisser paraître des signes d’ivresse manifeste, perdre le contrôle de son comportement est indigne. « Le pire état de l’homme, c’est quand il perd la connaissance et le gouvernement de soi » dit Montaigne dans ses Essais (livre second, chap. II).

Les us et coutumes dont fait partie la consommation d’alcool résultent d’une longue histoire d’expériences vécues. Si des comportements sociétaux se sont implantés et perdurent, c’est qu’ils sont globalement profitables. Ainsi notre société est largement permissive à son égard – sauf en matière de conduite automobile – parce qu’elle reconnaît implicitement son rôle de vecteur de convivialité, de doseur d’insouciance, de médiateur social, de dérivatif – qu’on pourrait reconnaître comme ferment d’un hédonisme libertaire, sans lequel l’environnement sombreraient dans la morosité, le surmenage, la frustration… ce qui engendrerait à terme des problèmes plus graves que ceux que l’alcool pourrait provoquer à dose raisonnable… Le système éducatif et économique concurrentiel donc individualiste a évidemment besoin de l’alcool comme exutoire à ses exigences notamment de son aptitude à rassembler.

On remarque que ces usages ne sont pas les mêmes dans certaines communautés (notamment musulmane) dont les règles de vie strictes, édictées par la religion, interdisent notamment l’alcool. Mais on remarquera que dans leur pays d’origine et à l’époque de leur élaboration, l’éducation y était plutôt relâchée sinon inexistante et le travail assez rare, la vie y était donc décontractée sans autre besoin d’échappatoire que celle de la religion. Ainsi les réunions amicales ou familiales sans alcool chez les musulmans ne sont pas ressenties comme ennuyeuses contrairement aux nôtres où le besoin d’exultation se fait sentir.

On ne s’étonnera pas que ce mode de vie déplacé dans l’espace et dans le temps, prend de plein front la civilisation occidentale. L’abstinence d’alcool se trouve donc avec d’autres pratiques au cœur du choc des civilisations. Ce mode de vie contraignant sur les plans vestimentaire, alimentaire, nuptial, cultuel (assiduité à la prière), plongé dans un monde dissolu dans ses manières peut entraîner des frustrations d’une intensité mésestimée qui pourraient expliquer les égarements faciles dans le terrorisme et les attentats suicides qui offrent, quant à eux, un évasion définitive…

Les réfractaires au pouvoir islamo-conservateur en Turquie, par exemple, consomment allègrement de l’alcool à l’occasion de leurs manifestations ou de leurs événements, expliquant que plus ils sont soumis à la pression du gouvernement plus ils boivent...

On peut présumer que dans une société idéale où chaque individu serait respecté dans ses inclinations, libre de trouver sa juste place, épanoui en exploitant ses meilleures qualités sans être mis sous pression par nécessité de rentabilité, la consommation d’alcool diminuerait peut-être même jusqu’à disparaître, si elle n’était entretenue par les usages. Son besoin ne s’en ferait plus sentir. Ainsi, on peut estimer que les cultures qui se permettent d’imposer l’abstinence avouent leur incapacité à se gérer, à s’organiser pour assurer le bonheur de leurs sujets.

Quant à la société occidentale déployée à l’extrême dans son productivisme, sa rentabilité, sa course à la consommation, elle génère des pertes de sens, des absences de perspectives qui entraînent chez les jeunes des phénomènes tels que celui du binge drinking (cuite express) qui nous vient d’Angleterre et qui consiste en une beuverie rapide – six à sept verres de boisson très alcoolisée sur la plus courte période possible – qui provoque des dégâts cérébraux. Il relève d’un comportement ordalique, c'est-à-dire d’un besoin de jouer avec la mort pour revitaliser son existence.

Ce phénomène dit bien toute la détresse de la jeunesse et surtout l’incapacité du système éducatif et de la société en général à s’organiser pour accompagner et guider chacun de ses membres vers leur plein épanouissement. Les problèmes d’alcool et de toutes les drogues résultent d’une désorientation personnelle, d’une difficulté à reconnaître ses sources de motivations, ses talents et à l’impossibilité de les exploiter une fois reconnus en raison de contraintes, d’empêchements, de pressions, d’indifférences sociétales. Il faut peut-être réaffirmer le but premier de toute société humaine : aider les gens à s’épanouir dans ce qu’ils ont de meilleur pour ramener l’alcool à un rôle de dérivatif superflu.

Pour conclure, il faudrait retenir que la consommation d’alcool est toujours nocive d’un point de vue physiologique, mais qu’elle peut être apaisante ou exaltante momentanément d’un point de vue psychique, qu’elle peut biaiser favorablement le comportement social, favoriser l’échange et la rencontre si elle reste maîtrisée.

(Extrait de mon Abécédaire auxiliaire)


30 mars 2023


Mes réponses au questionnaire de Proust:

Ma vertu préférée : le respect de la vie (impliquant l’éradication des guerres, des armes, de toute violence)

La qualité que je préfère chez un homme : l’honnêteté

La qualité que je préfère chez une femme : la générosité

Le principal trait de mon caractère : la curiosité

Ce que j’apprécie le plus chez des amis : l’enrichissement humain et intellectuel qu’ils m’apportent

Mon principal défaut : l’introversion, un penchant pour la solitude

Mon occupation préférée : la lecture et l’observation du monde

Mon rêve de bonheur : apporter quelque chose à l’humanité

Quel serait mon plus grand malheur ?: perdre les gens que j’aime

Ce que je voudrais être : le plus épanoui possible (vu mon déterminisme)

Le pays où je désirerais vivre : un pays doux (à tous points de vue)

La couleur que je préfère : il n’y en a pas, c’est le rapport des couleurs entre elles qui importe (les circonstances environnementales).

La fleur que j’aime : la fleur sauvage

L’oiseau que je préfère : le mouette (symbole de la réalisation de soi)

Mes auteurs favoris en prose : Stefan Zweig, R. L. Stevenson, L.-F. Céline, Marguerite Yourcenar, Jules Verne

Mes poètes préférés : Rimbaud, Apollinaire

Mes héros dans la fiction : le capitaine Nemo (héros de la liberté absolue et de l'humanisme sans illusion)

Mes héroïnes favorites dans la fiction : Elizabeth Bennet, Madame Bovary

Mes compositeurs préférés : Schubert, Schumann, Chopin

Mes peintres favoris : Matisse, Bacon, Vermeer

Mes héros dans la vie réelle : tous les sans grades pratiquant des petits métiers altruistes (aides-soignants, infirmiers, éducateurs spécialisés, éboueurs, manœuvres, pompiers, ambulanciers, etc.)

Mes héroïnes dans l’histoire : Rosa Luxemburg, Marie Curie, Aung San Suu Kyi (figure de l’opposition birmane)

Mes noms favoris : les noms français (attaché à la culture française)

Ce que je déteste par-dessus tout : l’injustice, l’hypocrisie, la vanité (satisfaction de soi-même)

Les personnages historiques que je méprise le plus : les dictateurs au service d’intérêts personnels (dont Trump, Erdogan, Macron 49.3, Kim Jong-un, Poutine, les Talibans, etc.)

Le fait militaire que j’admire le plus : le fait militaire défensif, tout en sachant que lorsqu’il est nécessaire il y a défaite de la négociation et de l’humanité

La réforme que j’estime le plus : le pacte d’excellence dans l’enseignement en Belgique

Le don de la nature que je voudrais avoir : don artistique

Comment j’aimerais mourir : apaisé, serein, sans souffrance, avec le sentiment du devoir accompli, à l’improviste (pas loin de mes livres)

Mon état d’esprit actuel : sentiment d’avoir encore beaucoup de choses à accomplir

Les fautes qui m’inspirent le plus d’indulgence : celles qui sont induites par les circonstances et qui ont pris au dépourvu

Ma devise favorite : Do what you came for (Fais ce pourquoi tu es venu)



19 mai 2023


À propos de Dieu

Difficile d’imaginer qu’à notre époque presque quatre milliards de personnes sur Terre peuvent croire encore au Dieu des religions monothéistes (christianisme, islam, judaïsme) et un milliard et demi vénérer les divinités de l’hindouisme et du bouddhisme, des croyants qui représentent donc près des trois quarts de la population mondiale. Un simple constat statistique qui indique que l’être humain ressent le besoin d’être conduit dans sa vie, de croire en des puissances supranaturelles pour soulager ses angoisses, quitte à adopter des dieux culpabilisants et punitifs, à accepter leurs règles de vie et préceptes contraignants, à refouler, persécuter, éradiquer en leurs noms les incroyants ou les mal-croyants, à avaliser des généalogies et des exploits miraculeux non vérifiables, à faire confiance à la fable religieuse plutôt qu’à la raison.

Cette foi s’explique aussi par cette tendance à attribuer presque systématiquement à Dieu ce que l’état actuel de nos connaissances ne nous permet pas de comprendre, l’apparition et l’organisation pointue de l’univers jusqu’à la vie et la conscience.

Il existe depuis le Big Bang, un principe actif, une source d’énergie qui traverse tout, qu’on ne peut expliquer qui pousse la matière – des particules élémentaires aux cellules vivantes – à s’auto-organiser de manière de plus en plus complexe. Une pulsion créatrice dont on ne peut saisir l’origine, mais qui n’est pas pour autant divine. On peut comprendre que la tentation soit grande de l’attribuer à un Dieu puisque les conditions initiales et les constantes physiques de l’univers semblent avoir été réglées avec une précision extrême pour permettre l’apparition de la vie et son processus de complexification jusqu’à nous : dosage subtil en énergie des combinaisons des noyaux d’hélium pour que carbone et oxygène soient produits en abondance par les étoiles, équilibre rigoureux des charges du proton et de l’électron qui maintient la cohésion de tout ce qui existe, masse précise du neutron qui engendre sa mutation en proton pour servir de carburant à l’alchimie nucléaire, ajustement de la force gravitationnelle pour ralentir l’expansion de l’univers et donner le temps à la complexité (physique et chimique) de se développer dans un univers à trois dimensions.

Il est naturel que les êtres humains en tant que créatures conscientes de ce phénomène d’auto-organisation spontané - par ailleurs non uniforme dans l’univers - aient tendance à croire que ces conditions soient intentionnelles, mais c’est sans doute parce qu’ils se considèrent comme un aboutissement de l’évolution et ne mesurent pas justement leur insignifiance par rapport au phénomène. Ils sous-estiment aussi certainement le temps qu’il aura fallu – pas moins de 10 milliards d’années - avant que ce processus de déploiement, pourtant énergique et permanent fasse émerger la vie sur Terre. On peut imaginer que si une quelconque programmation divine existait, cette apparition aurait été moins expérimentale donc plus rapide.

Je pense donc contrairement à ce qu’on aura pu croire longtemps avec la physique classique que les lois de la nature ne sont pas déterministes et que le hasard joue un rôle sous-exploré. Mon opinion se fonde sur les découvertes de la physique quantique (avec notamment l’intrication quantique et le principe d’incertitude d’Heisenberg) et les recherches d’Ilia Prigogine (chimiste et physicien) ayant trait à l’auto-organisation et au système dissipatif (ou « structures dissipatives » selon son expression) ainsi que sur celles des biologistes Henri Atlan (biologiste) et Jean-Jacques Kupiec (biologiste et épistémologue) qui démontrent que le hasard se niche au cœur des organismes, dans le fonctionnement des gènes et des cellules affirmant le caractère probabiliste de la nouvelle biologie.

Ce principe, déjà contenu dans le panthéisme de Spinoza, est partout et en tout, jusque dans notre conscience, qu’il a entre autre façonnée, et dans notre jugement qui aura logiquement tendance à nous pousser – de manière générale, donc pas toujours particulière – vers des projets proactifs répondant à l’énergie primale. Une énergie qui pousse tous les êtres vivants à leur meilleur développement en fonction de leur héritage génétique et le contexte dans lequel ils se trouvent. Il n’est dès lors pas étonnant que l’individu particulièrement épanoui puisse se croire investi de dons divins, chargé de mission d’une autorité supérieure, bénéficiaire de hasards heureux organisés.

Je crois donc en un phénomène immanent qui agit de l’intérieur et non de l’extérieur et de manière supérieure comme le Dieu transcendant des religions monothéistes. Si les lois de la nature sont indéterminées dans le processus d’inflation, elles sont, selon moi, déterminées pour les hommes pris individuellement face à elles, car ceux-ci sont affectés dès leur naissance d’une physiologie spécifique et d’une personnalité qui fixera leurs réactions aux événements du quotidien.

Le déterminisme absolu revendiqué par les Stoïciens, Spinoza, Descartes, Voltaire, Schopenhauer, Nietzsche, Leibniz (Nihil est sine ratione seu nullus effectus sine cause – Rien n’est sans raison ou nul effet sans cause), Marx, Laplace, Einstein (« Dieu ne joue pas aux dés ») et les bouddhistes est justifié en l’état des connaissances scientifiques qui étaient les leurs à leur époque mais les aphorismes de Leibniz et d’Einstein se révèlent faux aujourd’hui. En revanche, le déterminisme de l’homme reste logiquement valide puisque son hérédité physiologique et le contexte dans lequel il évolue orienteront toujours sa vie quels que soient les accidents, les imprévus, les hasards intervenants dans la chimie de son organisme ou dans le milieu dans lequel il évolue. Sa destinée n’est dès lors jamais fixée d’avance et aucun Dieu ne pourra jamais y contribuer.

L’origine de la matière et de son principe organisationnel d’évolution restera à jamais inexplicable puisqu’elle surgit du vide et de densités d’énergie qui dépassent notre entendement. Kurt Gödel (1906–1978) a d’ailleurs démontré par son théorème d’incomplétude que l’homme ne pourra jamais tout savoir, que la science ne peut et ne pourra pas tout. Chercher la solution par Dieu est somme toute naïve.

L’homo « sapiens » – soit l’homme sage, raisonnable – doit donc se contenter de savoir que le monde est réglé par une force supra-humaine non divine sur lequel sa volonté n’a aucune prise. Dès lors, il apparaît plus profitable de se comporter comme les stoïciens qui préfèrent accompagner gentiment la charrette qui mène à l’abattoir dans la joie et le confort plutôt que de lutter de toutes ses forces et de s’étrangler… « Ne cherche pas à faire que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille les événements comme ils arrivent, et le cours de ta vie sera heureux » disait Épictète (50–135), ou encore Descartes (1596–1690) : « Mieux vaut changer ses désirs que l’ordre du monde » (Discours de la méthode).

Le libre arbitre n’existe donc pas, sachant que le niveau de notre volonté dépend de nos qualités innées et des circonstances qui font notre acquis et nous mettent en situation, le tout résultant du principe actif depuis l’origine de l’univers. La possibilité de prendre plaisir à notre parcours viendra de notre capacité de nous instruire de notre environnement, de chercher à le maîtriser en choisissant les options les plus agréables, plutôt que d’ajouter de la douleur et des souffrances. Le concept du conatus de Spinoza suggère de persévérer dans ce que nous sommes pour être libre ou plutôt se sentir libre sans pour autant qu’une incapacité soit ressentie comme culpabilisante et pénalisante. Le secret du bonheur stoïcien reste de trouver et d’accepter sa place dans l’univers.

Croire au libre arbitre équivaut selon moi à croire encore au géocentrisme (au système de Ptolémée selon lequel la Terre est au centre de l’univers).
Il vaut donc mieux être dans les conditions de connaître son environnement (la « nature »), de se connaître soi–même (« Connais-toi toi-même ! » disait Socrate), d’être maître de soi pour accepter sa place, aussi pénible soit-elle, et atteindre la tranquillité d’âme (l’ataraxie chez les stoïciens et les épicuriens) sans le recours aux dieux.

Ce déterminisme implique que notre niveau de liberté et de chance (ou de malchance) est aléatoire, que l’espérance doit être relativisée, que le passé ne doit pas être regretté, qu’il faut vivre ici et maintenant, cueillir le jour (sous le conseil d’Horace : « Carpe diem ») avec d’autant plus de plaisir qu’on saura ne le devoir qu’à soi-même.

(Extrait de mon Abécédaire auxiliaire)


Design : binaryLD